3 – DERRIÈRE LES RIDEAUX

La cité Frochot s’amorce au demi-cercle qui couronne à son sommet la rue Henri-Monnier lorsqu’elle rencontre la rue Condorcet. La cité est fermée par des muretins de pierre surélevés de grilles autour desquelles s’enlacent des plantes grimpantes. L’accès de son avenue principale, ombragée, bordée de petits hôtels, n’est pas public, officiellement.

Depuis une heure environ, le journaliste s’était exclusivement préoccupé de conserver la trace du fameux Loupart.

À la vérité, le rôle de Fandor n’avait pas été compliqué. L’apache avait été identifié dès sa sortie du cabaret du faubourg Montmartre. Lentement, Loupart était monté par la rue des Martyrs, les mains dans les poches, la cigarette aux lèvres.

Fandor s’était laissé dépasser au coin de la rue Clauzel. Dès lors, il le tenait.

Quant à Juve, le journaliste, malgré sa perspicacité et ses bons yeux, l’avait complètement perdu de vue.

Soudain, au moment précis où Jérôme Fandor, suivant à distance Loupart, allait s’engager derrière lui dans la cité Frochot, une exclamation le fit se retourner.

Comme, instinctivement, il reculait, Fandor s’aperçut que Loupart, au cri poussé derrière eux, avait également rebroussé chemin.

Trois ou quatre personnes se pressaient au bord du trottoir et, courbées sur la chaussée, paraissaient chercher quelque chose.

Les attroupements, à Paris, grossissent rapidement : Fandor avait à peine rejoint le groupe qu’il se composait déjà d’une trentaine de passants ; à l’attitude des curieux, le but du rassemblement était facile à comprendre : quelqu’un avait perdu quelque chose.

Glanant des bribes de conversations, Fandor comprit qu’il s’agissait d’une pièce de vingt francs tombée dans le ruisseau ; on affirmait aussi qu’il s’agissait simplement de vingt sous.

Un pauvre homme agenouillé au bord du trottoir, penché sur le ruisseau, sans crainte de se salir les mains fouillait fiévreusement dans la boue.

Comme Jérôme Fandor, porté par la foule au premier rang, le touchait presque, il entendit la voix de Juve ordonner tout bas :

— Imbécile, n’entre pas dans la cité !...

Le malheureux qui cherchait de l’argent par terre n’était autre que le policier !

Interloqué, Fandor se demandait comment répondre, mais Juve, avec des mots précipités, entrecoupant ses instructions de gémissements et de plaintes destinés à donner le change à la foule, continuait pour l’unique interlocuteur qui l’intéressait :

— Laisse-le faire ! surveille l’entrée de la cité !...

— Mais, observa Fandor sur le même ton, si je le perds de vue ?...

— Pas de danger ! la maison du docteur est la deuxième à droite...

Juve poursuivit :

— Dans un quart d’heure au plus, retrouve-moi, rue Victor-Massé, 27.

— Et si Loupart entre auparavant dans la cité ?

 — Alors, rejoins-moi tout de suite...

Fandor s’esquivait déjà, Juve poussa un gémissement et, l’interpellant à haute voix :

— Merci bien, mon bon monsieur ! mais puisque vous êtes si charitable, donnez-moi encore quelque chose pour l’amour de Dieu ?

Fandor se rapprochait du pseudo-mendiant. Juve insista :

— Si l’on t’interroge au passage, tu vas chez Ornaveille, le peintre décorateur...

— Quel étage ?

— Je n’en sais rien : monte, tu me trouveras dans l’escalier.

***

Ponctuellement, Jérôme Fandor exécuta les instructions de Juve.

Dissimulé derrière une guérite du service de la voirie, Fandor surveillait la deuxième maison à droite de la cité Frochot et ne voyait d’ailleurs rien d’anormal dans son voisinage. Loupart avait disparu de l’horizon, mais il ne devait pas être loin.

Au bout de quinze minutes, Fandor quitta son poste d’observation et, obéissant aveuglément, entra au numéro 27 de la rue Victor-Massé.

Comme le journaliste arrivait au troisième étage, il entendit la voix de Juve :

— C’est toi, petit... ?

— C’est moi...

— Le pipelet ne t’a rien demandé ?

— Je n’ai vu personne.

— Tout va bien ! poursuivit Juve, monte jusqu’ici.

Le policier était installé sur les marches de l’escalier, entre le quatrième et le cinquième. Il avait entrebâillé la fenêtre et une lorgnette aux yeux, examinait minutieusement le panorama que l’on découvrait.

Fandor s’approcha et comprit le but de Juve. Des fenêtres de l’escalier qui desservait les étages de cette maison, rue Victor-Massé, on avait sur l’ensemble de la cité Frochot une vue très complète.

— Il n’est pas entré, n’est-ce pas ? interrogea Juve.

— Non, répondit Fandor, du moins pendant que je surveillais... mais depuis lors...

— Depuis lors, reprit le policier, s’il s’était approché, je l’aurais aperçu.

« N’est-ce pas, continua Juve, en cessant un instant d’observer à la lorgnette les alentours de l’hôtel habité par le docteur Chaleck, qu’il est utile de connaître son Paris et d’avoir des amis partout ? J’ai pensé tout d’un coup que l’on pourrait, de cet observatoire, fort bien suivre les agissements de notre citoyen Loupart, et cela, sans risquer d’être brûlé par lui, car, mon cher Fandor, soit dit sans t’offenser, tu allais commettre une jolie gaffe, en filant derrière lui, dans la cité. »

— Je le reconnais ! avoua Fandor.

— Aussi, poursuivit l’inspecteur de la Sûreté, ai-je aussitôt imaginé mon petit truc de rassemblement, pour te faire rebrousser chemin, mais... tiens !... tiens !...

— L’oiseau, murmura le policier, se dispose à entrer dans la cage, vois-tu, Fandor ?

Le journaliste tout ému clignait des yeux, plissait les sourcils. Lui aussi remarquait une silhouette qui lui était déjà familière, en train de se glisser, le plus naturellement du monde, dans le jardinet qui séparait de l’avenue centrale, le petit hôtel du docteur Chaleck.

— Remarque, insista Juve, très satisfait d’être grimpé dans l’escalier, que si nous étions au même niveau que lui, nous ne saurions plus ce qu’il devient, tandis que d’ici, nous voyons notre ami Loupart s’engager à droite, du côté du perron qui évidemment accède au vestibule, puis rebrousser chemin. Le voilà qui rase la maison jusqu’à la petite porte basse dissimulée dans le mur. Fichtre ! il faut savoir qu’elle existe, cette porte, pour la découvrir... que fait notre gaillard ? il fouille sa poche ?... ah ! parfait, le trousseau de fausses clés... Là ! qu’est-ce que je te disais ?...

Fandor voyait en effet le Loupart pénétrer par l’ouverture, s’introduire dans les sous-sols de la maison. La porte basse se referma...

— Et alors ? interrogea-t-il.

— Alors, répliqua le policier, en dégringolant les escaliers, sans souci du tapage, et peu préoccupé des observations qu’il pourrait s’attirer, et alors nous allons maintenant resserrer le filet dans lequel l’étourneau vient de se prendre !

***

Juve, décidément prudent, avait dit à Fandor :

— Pour ne point attirer l’attention du concierge de la cité, lorsque je lui demanderai si M. Chaleck est chez lui, et qu’il me répondra sans doute « non » – car j’aime à croire, si mes renseignements sont bons, que ce Chaleck est en voyage depuis deux jours – tu te glisseras derrière moi, et tu t’engageras résolument dans l’avenue. Moi, sitôt renseigné, je feindrai de retourner rue Condorcet, et puis... ça c’est mon affaire !...

Le programme de Juve avait été réalisé en tous points : tandis que Fandor passait, le policier, de son air le plus aimable, interrogeait la gardienne de la loge.

À sa question, celle-ci répondit :

— Mais, Monsieur, je ne puis pas vous dire ; pourtant le docteur Chaleck doit être absent, car je l’ai vu sortir hier avec une valise et depuis il ne me semble pas qu’il soit rentré. Si cependant vous voulez aller voir ?... c’est le deuxième hôtel à droite...

— Ma foi non, j’aime autant m’en aller, je reviendrai.

Comme il se retirait, reconduit par la concierge jusqu’au seuil de sa porte, brusquement Juve signala :

— Prenez garde, ma bonne dame, votre lampe fume...

Et tandis que la concierge faisait volte-face, Juve au lieu de sortir à droite, fila rapidement à gauche et atténuant le bruit de ses pas rejoignit Fandor arrêté à proximité de la demeure du Dr Chaleck.

— Qu’allons-nous tenter ? interrogea Fandor...

— Sans hésitation, déclara Juve, nous allons entrer et nous cacher ; l’heure est propice, jamais nous n’aurons pareille obscurité, la lumière factice ne tardera pas à venir, et je redoute, pour plus tard un de ces clairs de lune qui projettent de si fâcheuses ombres...

Fandor sourit, l’excursion n’était pas pour lui déplaire ; déjà il s’avançait vers la petite barrière de bois donnant accès dans le jardin du docteur Chaleck, et que le Loupart avait fort opportunément laissée entrebâillée, lorsque Juve l’arrêta :

— Minute ! fit-il, établissons notre plan de campagne avant de commencer l’attaque.

Fandor esquissa un geste vague...

— Enfant ! grommela Juve, comme on voit bien que tu n’as jamais été général ! ni moi non plus d’ailleurs... mais enfin, je sais bien des petites choses.

Puis redevenant sérieux, le policier ajouta :

— Cette excellente Joséphine m’a dessiné un plan rudimentaire de la maison, qu’elle connaît probablement, à moins qu’elle n’ait froidement chipé à son amant ce document de la plus haute importance... voyons, nous avons deux fenêtres au rez-de-chaussée, de part et d’autre du vestibule. C’est classique : salle à manger, salon. La fenêtre à droite, au premier étage, est évidemment celle de la chambre à coucher. À gauche, cette fenêtre avec un balcon – et Juve désignait du doigt l’ouverture en question à Fandor – c’est celle du cabinet de travail de notre morticole ! c’est là qu’il va falloir nous caser... As-tu compris, Fandor ?

Rasant les murs, profitant de l’abri des massifs, du silence ouaté du gazon, les deux hommes prudemment s’avancèrent, retenant leur souffle, s’arrêtant à chaque pas. S’ils voulaient prendre le bandit sur le fait, il s’agissait, non seulement de ne pas se faire voir, mais même de ne point l’effaroucher par le moindre bruit suspect. S’ils parvenaient à gagner le cabinet de travail sans être remarqués, ils seraient assurément aux avant-scènes.

Le premier étage de la maison du docteur Chaleck était fort peu élevé au-dessus du sol ; s’aidant d’un tuyau de gouttière, Juve et Fandor parvinrent, sans difficulté, à se hisser sur le balcon. Ils se trouvèrent soudain en présence d’un trou noir : le cabinet de travail !

Mais Juve, délibérément, s’était lancé dans l’obscurité. Le bruit de sa chaussure grinçant sur le parquet, lui fit pousser une exclamation étouffée. Ne bougeant point, arrêtant Fandor, Juve prévenant tout autre mouvement, tira de sa poche une paire de caoutchouc :

— Je me chausse de silence... Toi, fais-moi le plaisir de quitter tes bottines...

Juve fit osciller sur leurs gonds les battants de la fenêtre, puis, ayant constaté qu’ils ne grinçaient pas, il poussa l’espagnolette, tira les rideaux.

— Risquons le paquet ! désormais, puisqu’on ne nous voit plus du dehors, essayons de voir clair au dedans.

Juve prit sa lampe de poche qui éclaira suffisamment la pièce pour permettre au policier de s’orienter.

Le cabinet de travail du docteur Chaleck était élégamment meublé. Au milieu se trouvait un vaste bureau encombré de papiers, de dossiers, de classeurs. À droite de ce bureau, dans l’angle opposé à la fenêtre, dissimulée par une lourde portière en velours, était la porte donnant sur le palier, en face de cette porte un grand canapé d’angle occupait deux panneaux. Une bibliothèque garnissait tout un pan de mur.

— Mais je ne vois pas le fameux coffre-fort signalé dans la lettre ? dit Fandor.

Juve eut un sourire de commisération et se penchant à l’oreille du journaliste :

— Cela tient, mon petit, à ce que tu n’as pas de bons yeux, je veux dire de bons yeux de policier. Un homme avisé, qui conserve chez lui des valeurs importantes ne les enferme plus à notre époque, dans ces caisses métalliques d’un usage suranné comme on en voit chez les bourgeois retardataires ou dans certaines maisons de commerce qui veulent épater le client par des exhibitions de métal au kilo. Finis les coffres-forts à la Thérèse Humbert ! tu sais bien qu’on n’y trouve jamais rien !

« Mais considère-moi attentivement ce canapé d’angle surmonté d’une étagère en bois précieux, aux formes tourmentées, aux lignes Art moderne, et dis-moi, par exemple, si cet endroit boursouflé, un peu épais, trop épais même, ne doit pas attirer et retenir l’attention d’un esprit perspicace ? sois bien convaincu, petit, que sous ce frêle plaqué d’acajou verni au tampon se trouve une solide armoire en acier que les meilleurs outils attaqueront avec peine. Cette petite moulure que tu vois à droite se déplace aisément... »

Juve, avec la précision d’un expert, joignant l’acte à la parole, fit jouer la boiserie et montra à Fandor émerveillé une imperceptible serrure :

— C’est par là, vois-tu, qu’on introduit la clé, et tu comprends le reste... mais, ne nous attardons pas, cette lumière est dangereuse au possible... cependant il fallait pourtant bien voir un peu clair dans tout cela. Maintenant éteignons et dissimulons-nous derrière les rideaux.

***

Pendant une heure environ les deux hommes étaient demeurés immobiles, puis, fatigués de se tenir debout, ils s’étaient accroupis sur le sol. À tout hasard, Juve, dont les genoux touchaient le menton, avait posé à proximité de sa main son revolver, et Fandor, installé comme le policier, n’avait pas jugé inutile de prendre « Bébé Browning ». Dix heures venaient de sonner à une pendule lointaine lorsque soudain un bruit léger frappa l’oreille attentive des deux amis :

— Verras-tu bien ?... interrogea sourdement Juve.

— Oui, dit Fandor...

Le journaliste et le policier, au mépris du respect qu’on doit aux tentures, venaient d’occuper les loisirs de cette heure d’attente à perforer les rideaux de petits coups de canif, imperceptibles de loin, mais par lesquels, l’œil y étant appliqué, ils pourraient voir ce qui se passerait dans la pièce.

Le bruit persistait, lent et calme, quelqu’un marchait dans les pièces voisines. Évidemment l’apache Loupart s’imaginait bien être seul, dans le domicile du docteur Chaleck absent. Il pensait pouvoir en toute tranquillité cambrioler le coffre-fort, depuis longtemps, sans doute, signalé à sa convoitise. Les pas se rapprochèrent et Fandor, malgré tout son courage, malgré l’aveugle confiance qu’il avait en Juve, sentit battre son cœur, lorsque quelqu’un tourna le bouton de la porte qui faisait communiquer le palier avec le cabinet de travail et entra dans la pièce. Il y eut une seconde de silence absolu, puis le bureau s’éclaira soudainement. Le nouvel arrivant avait découvert le commutateur.

Le geste avait été fait avec précision et les deux hommes pensèrent en même temps que le cambrioleur devait être bien au courant de la disposition des lieux pour ne pas avoir eu un instant d’hésitation, lorsque ayant regardé par les trous d’observation ménagés dans les rideaux, ils ne purent s’empêcher de tressaillir.

Fandor, qui sentait la main de Juve près de la sienne, la serra brusquement, le policier répondit à cette étreinte. La personne qui venait de s’introduire dans le cabinet de travail n’était pas le Loupart !

L’inconnu paraissait âgé d’une quarantaine d’années environ. Il portait la barbe, une barbe brune, très soignée, peignée en éventail, une calvitie distinguée rehaussait le front. Sur son nez busqué assez fort, un lorgnon. Soudain, ayant consulté la pendule qui marquait onze heures et demie, il sortit, laissant le cabinet éclairé, comme quelqu’un qui compte revenir.

— Eh bien ?

— C’est Chaleck !...

— Sapristi ! voilà qui va compliquer la situation, nous nous attendions à défendre simplement des objets, des valeurs, peut-être nous faudra-t-il protéger une vie humaine ?

— Sale aventure ! cet animal de docteur ne pouvait donc pas rester absent...

— Peut-être, dit Fandor, vaudrait-il mieux révéler notre présence, carrément ?

— J’y ai bien songé, mais indépendamment de l’émotion que nous allons procurer à cet homme – ce dont il ne faudrait guère tenir compte, car il se peut qu’il en éprouve une autre beaucoup plus grave d’ici peu – nous allons nous brûler avec le Loupart. Je t’avoue, mon petit Fandor, qu’il me tient terriblement à cœur de découvrir une bonne fois ce que manigance cet individu-là... et puis il y a aussi la femme annoncée par Joséphine...

Juve se replongea dans son mutisme et le journaliste, sans le voir, le devinait si absorbé par ses pensées qu’il n’osa point l’en distraire.

Mystérieux, Loupart, s’il se sentait suivi, risquait de disparaître.

Au surplus, si Juve l’appréhendait hors de l’hôtel du docteur Chaleck, il n’aurait aucun argument à sa disposition pour le faire incarcérer, tout au moins pour le maintenir sous les verrous. Car la puissance subtile du Loupart, populaire apache des bas-fonds parisiens, était en somme, de demeurer perpétuellement inquiétant, toujours suspect, sans jamais apparaître nettement coupable !

Chaleck, après dix minutes d’absence, rentra dans son cabinet, revint dans un élégant pyjama aux rayures bleu tendre. Lorsque la petite pendule Empire qui ornait la cheminée sonna trois heures, Fandor, malgré son anxiété, ne put retenir un profond bâillement. La nuit était longue, exempte, sinon d’intérêt, du moins de péripéties. De leur poste d’observation, Fandor et Juve regardaient le docteur Chaleck.

— Quand donc cet homme dormait-il ? était-ce une habitude qu’il avait de travailler ainsi la nuit ?

Jusqu’à quelle heure faudrait-il attendre ?

À un moment donné, Chaleck écrivit une lettre, alluma une bougie et fit fondre de la cire à cacheter à la lueur de la flamme. Puis il parut ranger les divers papiers que, depuis le début de la soirée, il étudiait minutieusement, sans lever la tête. Vingt bonnes minutes encore, le docteur Chaleck, donna l’impression d’un homme qui, ses travaux terminés, va aller se coucher, mais traîne dans son bureau, enfin il éteignit sa bougie, l’électricité et sortit... La pièce ne restait pas absolument obscure ; bien qu’orientée à l’ouest, elle s’éclairait d’un jour très pâle qui se levait. Une demi-heure de plus et les silhouettes de Juve et de Fandor se profileraient sur la transparence des tentures assez légères. De l’intérieur du cabinet, on les distinguerait.

Le docteur s’était certainement retiré dans sa chambre.

Quelques instants encore, par précaution, le policier et le journaliste prêtèrent l’oreille. Rien ne vint rompre le calme de cette nuit à son déclin.

Il était grand temps !

Juve et Fandor se sentaient à bout de forces ; l’immobilité absolue, imposée par la nécessité, les exténuait, leurs jambes étaient torturées de crampes, leurs épines dorsales comme brisées !

Un nouveau bruit se fit entendre, mais différent des précédents, ce n’était plus le pas d’un homme qui marche avec assurance, avec tranquillité, mais des craquements indéfinissables, des frôlements furtifs. Le bruit s’arrêtait, reprenait, puis s’arrêtait encore, d’où venait-il ? de nulle part ! de partout !...

— Cette pièce est toute garnie de tentures, observa Juve très bas, je suppose qu’il en est de même des autres ? Sacrées tentures !

— On dirait... commença Fandor...

Mais il s’arrêta. De nouveau la porte venait de s’ouvrir. On tournait le commutateur, le cabinet, derechef, s’inondait de lumière. Le docteur Chaleck apparaissait encore.

Le docteur Chaleck, d’un coup d’œil circulaire, inspecta rapidement son bureau, il fit quelques pas en avant vers la fenêtre, et Juve et Fandor, dissimulés derrière les rideaux, se sentirent, à son approche, glacés d’émotion.

Ils voyaient, en effet, venir Chaleck le revolver à la main ; qu’allait-il se passer si d’aventure il les découvrait ? évidemment, cet homme, se croyant en état de légitime défense, commencerait par tirer ! La main de Juve serra fortement le bras de Fandor, celui-ci ne tremblait pas !

Mais Chaleck rebroussa chemin. Rien de suspect ne lui apparaissait de ce côté d’ailleurs. Comme il inspectait son cabinet de travail un craquement sourd avait retenti, craquement difficile à définir, à localiser surtout, mais qui semblait pourtant provenir du palier. Laissant la porte ouverte, Chaleck s’éloigna.

L’inspecteur et le reporter demeurèrent encore une bonne heure immobiles, bien qu’ayant entendu Chaleck regagner sa chambre, s’y enfermer à double tour.

— Foutons le camp ! dit Juve qui se dressa doucement, cependant que Fandor, avec des précautions infinies, faisait tourner l’espagnolette de la fenêtre et entrebâillait celle-ci pour gagner le balcon.

Quelques instants après, instants que Juve avait mis à profit pour se débarrasser de sa perruque, de sa moustache, pour se démaquiller enfin, les deux hommes s’arrêtaient au milieu de la place Pigalle, après avoir fui à toute allure comme de vulgaires malfaiteurs !